LÉONCE FABRE DES ESSARTS

 
Frère du vaillant poète-guerrier dont nous avons parlé précédemment, M. Léonce Fabre des Essarts est né à Aouste en 1848. Pendant la funeste guerre de 1870, il vit partir ses deux frères sans pouvoir les suivre, car une grande myopie le retenait dans son foyer. A l'un il adressa son adieu en une vigoureuse poésie : Macte (in-12 de 4 p., Valence, 1870); et il pleura l'autre, quelques mois plus tard, en un chant funèbre, qu'il intitula Tous trois sont morts (in-12 de 13 p., Valence, 1871), faisant allusion à la mort de son frère, de sa nièce et de sa patrie. Pour cette dernière, ce n'était heureusement qu'une exagération poétique.
Quand le vent souffle (in-12 de 4 p.) et Paresse (in-8° de 8 p.) sont deux poésies couronnées dans divers concours littéraires.
Abandonnant momentanément la poésie, M. Léonce des Essarts aborda la critique littéraire par sa brochure La jeune poésie, croquis littéraires (in-12 de 15 p., Forçalquier, s. d.), dans laquelle il esquisse la silhouette de quelques jeunes poètes.
On se souvient encore de la catastrophe du ballon le Zénith, où deux aéronautes français trouvèrent la mort. Cet événement lui inspira quelques strophes émues, qu'il publia sous le titre de Là-haut! (in-8° de 11p., Valence, 1875).
Disciple fervent de Théophile Gautier, le poète de la couleur, notre jeune auteur voulut écrire une œuvre dans laquelle se retrouveraient les tons chauds de l'auteur de La comédie de la mort. Il y réussit parfaitement dans Yseult (in-8° de n p., Forcalquier, 1875), poème qui pourrait figurer à côté de ceux de Gautier.
Terminons en disant qu'au dernier concours des Jeux floraux de Toulouse M. Léonce des Essarts a obtenu le souci d'argent pour son ode Aux jeunes poètes.
Nous extrayons la poésie suivante d'un des recueils de l'Académie toulousaine :


 

Parfums.

Mon âme voltige sur les parfums
comme l'âme des autres hommes
voltige sur la musique.
BEAUDELAIRE.


Il est un doux parler que le vain peuple ignore,
Un langage secret qui, dans le vent sonore,
Flotte avec les débris des feuilles et des fleurs ;
Un chant qui rassérène à l'heure où le front penche,
Une voix qui sourit quand on pleure et s'épanche
En baume pur sur nos douleurs.


C'est la voix des parfums ! — Au soir de sa jeunesse,
Quand le plaisir a fui, sans espoir qu'il renaisse,
Qui ne s'est enivré d'ineffables senteurs ?
Comme un nectar laissé tout au fond d'un vieux vase,
Qui n'a savouré cette extase
Où l'on croit ressaisir les rêves enchanteurs ?


Qui ne s'est enfermé tout un jour dans sa chambre
Pour respirer, dans l'ombre, une vague odeur d'ambre
Et baiser avec rage un voile parfumé ?
Aux senteurs du benjoin, du musc ou du cinname,
Qui ne s'est figuré voir sourire à son âme
Le regard bleu de l'être aimé ?


O merveilleux attraits ! parfums ! effluves saintes !
Odeur du réséda, senteurs des térébinthes !
Haleine de l’œillet, de l'iris et du thym !
O soupir humble et doux des humbles violettes !
Brume ardente des cassolettes !
Arômes distillés par les pleurs du matin !


Parfums, que vous parlez un langage sublime !
Comme la palme au peuple exilé de Solyme,
Vous dites au proscrit le nom cher à son cœur.
Vous dites au vieillard les jours de son enfance.
Le poète, par vous endormant sa souffrance,
Entend les anges rire en chœur !


Je vous aime, ô parfums ! — Encens des cathédrales,
J'aime voir tournoyer tes légères spirales
Dans la pourpre du soir et l'azur des vitraux ;
Tandis que l'orgue saint, qui sanglote et qui gronde,
Berce, sous la voûte profonde,
Le sommeil sépulcral des antiques héros.


Je vous aime, ô parfums ! —Arômes des prairies,
J'aime vous aspirer dans vos coupes fleuries,
A l'heure où le jour monte à l'horizon doré,
Où le soupir de l'aube, effleurant chaque tige,
Passe, gémit tout bas, et frissonne, et voltige
Du frais lilas au lis nacré.


Ecoutez ! Le vent souffle, et la lampe fumeuse
N'épand autour de vous qu'une clarté brumeuse.
C'est l'heure où sur nos fronts passent les songes noirs.
Qu'importe ? — Vous avez à la lèvre un cigare :
Le cœur chante ; l'esprit s'égare
Dans le ciel radieux des éternels espoirs.


L'acre et puissante odeur vous enchante et vous grise.
Vous vous croyez encore à l'heure où, sous la brise,
Vous erriez, fou d'amour, avec l'ange adoré;
Et vous vous figurez, tant l'ivresse est parfaite,
Voir encor rayonner le beau soleil en fête
Qui caressait son front sacré.
Chacun a son parfum, qu'il comprend et qu'il aime.
Pour l'un, du datura c'est la fleur pâle et blême ;
Pour l'autre, c'est l'odeur de l'ardent patchouli,
— Frêle atome caché dans un nœud de dentelle ; —
A l'autre la blanche immortelle
Dit le dernier reflet d'un rêve enseveli.


Pour moi, cœur sans espoir, front que l'ombre pénètre,
La magique senteur qui parfois fait renaître
Les songes azurés de mon jeune printemps,
C'est un faible parfum d'ambre et d'héliotrope,
Gardé pieusement au fond de l'enveloppe
D'un billet doux, — depuis vingt ans !



Extrait du Bulletin de la Société d'archéologie et de statistique de la Drôme paru en 1877