LE PASSAGE DE LA "BEILLE"
Texte de Martial Moulin paru dans « La Revue des journaux et des livres » en 1886
Passage d’une « beille » en 1943
Parmi les agréables et déjà lointains souvenirs de mon enfance, il en est un auquel je trouve une saveur toute particulière et que je me plais à évoquer : c'est le souvenir du passage des « beilles ».
Nous appelons « beilles », dans mon pays de la Drôme, ces innombrables troupeaux de bêtes à laine qui descendent à chaque automne des hautes montagnes de notre Dauphiné, vont dans les plaines de la Crau, pour y paître l'herbe hivernale, et remontent au retour de la saison nouvelle vers les pays hauts pour y estiver.
Vous, enfants de Paris et des grandes villes qui n'avez jamais vu ces immenses migrations étant tout petits, ne lisez point les lignes qui suivent; ce n'est pas pour vous qu'elles ont été écrites, et vous ne les comprendriez point.
La "beille" annonçait sa venue à deux lieues à la ronde par le dindement des sonnailles et des grelots, et nous, moutards, nous accourions en hâte de toutes parts, pour assister au défilé.
En tête de la colonne, les ânes marchaient, pesamment chargés des ustensiles de cuisiné et du matériel de campement. Ensuite, s'avançaient les vieux boucs, avec leurs grandes cornes et leurs longues barbes; ils portaient haut la tête, faisaient sonner en cadence leurs clochettes, et, parfaitement convaincus d

Parfois, les rangs s'éclaircissaient, le défilé paraissait prêt de finir; mais, soudain, surgissaient à l'horizon de nouveaux groupes de boucs ou de béliers, et derrière eux arrivaient à la rescousse d'autres bataillons, masses compactes de moulons et de brebis.
L'interminable colonne passait pendant des heures, et nous assistions à ce spectacle, ravis, bouche béante; nous eussions voulu qu'il durât toujours. Comme ils nous inspiraient du respect, ces vieux ânes blanchis par le hâle, avec leurs têtes pendantes sous le poids de la sonnaille et leurs oreilles brisées ! Combien ils étaient différents des vulgaires bourricots que nous pouvions voir chaque jour ! E

Le spectacle du passage de la "beille" avait pour nous un attrait si puissant que, lorsqu'il était terminé, nous voulions le voir encore, et que les mamans avaient fort à faire pour nous empêcher d'émigrer à la suite des troupeaux. Beaucoup d'entre nous, Méridionaux, se souviennent d'avoir caressé une délicieuse chimère, dans leur enfance : l'ambition secrète d'arriver à être pâtre un jour.
Martial Moulin